Le 19 mars dernier, le Sénat a voté en première lecture la proposition de loi pour une Trajectoire de Réduction de l’Artificialisation en Concertation avec les Élus locaux (TRACE), dispositif qui pourrait bientôt remplacer le Zéro Artificialisation Nette (ZAN). Mais cette réforme répond-elle réellement à un besoin de simplification exprimé par les élus locaux ? Et est-elle à la hauteur des enjeux ? Décryptage.

La maîtrise de l’artificialisation des sols est un enjeu majeur de l’aménagement du territoire pour s’assurer d’un futur viable. Régulation de l’eau, soutien aux services écosystémiques, protection de la biodiversité, captation du CO2, régulation des îlots de chaleur : le sol naturel remplit un grand nombre de fonctions essentielles. C’est pourquoi sa protection est d’une importance majeure.

Le ZAN (Zéro Artificialisation Nette) était l’une des mesures emblématiques de la loi Climat et Résilience de 2021 ; visant à limiter l’artificialisation d’espaces naturels, agricoles et forestiers (ENAF), elle a fait l’objet d’une forte opposition de la part de certains élus locaux dès son entrée en application, mais ceux-ci se sont progressivement emparé du dispositif.

Après un premier aménagement avec la loi du 20 juillet 2023, dite « loi ZAN 2 », la constitution d’un groupe de suivi chargé d’évaluer la mise en application des mesures, et un rapport d’information sénatorial, une proposition de loi a été annoncée fin 2024, portant un nouveau dispositif en remplacement du ZAN : la Trajectoire pour une Réduction de l’Artificialisation en Concertation avec les Élus locaux (TRACE).

Le ZAN, un dispositif ambitieux et nécessaire

Résultant d’une prise de conscience naissante de l’importance des sols et des fonctions essentielles qu’ils assurent, tant pour notre société que pour notre environnement, la loi Climat et Résilience visait à mettre en place une comptabilité particulièrement pertinente pour aller vers un ralentissement de l’artificialisation, et enrayer les dynamiques de destruction des sols et de pertes de ces fonctionnalités.

L’objectif : arriver à une neutralité nette de la consommation d’espace par l’artificialisation (aucune nouvelle surface artificialisée qui ne soit compensée par une surface renaturée équivalente). Pour atteindre cet objectif, la loi doit s’appliquer de manière échelonnée et progressive :

  • Une programmation de sobriété foncière jalonnée jusqu’en 2050,
  • Et à partir de 2050, chaque hectare artificialisé devra être systématiquement renaturé.

Une finalité pertinente qui va chercher à instaurer sobriété et équilibre dans nos modes de développement et de consommation d’espaces.

La programmatique ZAN est simple : à partir du calcul des consommations d’espaces naturels et forestiers (ENAF) faite entre 2010 et 2021, l’objectif ZAN jalonne la dynamique foncière suivante :

  • 2021-2031 : réduire de 50% les consommations d’ENAF constaté entre 2011-2021
  • 2031-2050 : réduire toute artificialisation altérant durablement les sols
  • Après 2050, tout espace artificialisé devra être renaturé

Pour les territoires, le calendrier est aussi jalonné avec des objectifs intermédiaires, et une déclinaison de l’objectif ZAN à différentes échelles :

  • Dès 2024, la planification se fait à l’échelle régionale, portée par les SRADDET (ou SDRIF, PADDUC ou SAR) afin de définir l’enveloppe régionale d’ENAF disponibles à l’artificialisation
  • À partir de février 2027, ce sont les SCoT qui rendent leur copie définissant la trajectoire et la stratégie associées pour garantir la réduction de la consommation d’espace naturels
  • Et en février 2028, ce sont les PLU/PLUi et cartes communales qui doivent se mettre en compatibilité avec le SRADDET et le SCoT.

Pour la première tranche de 10 ans, les projets d’envergure nationale ou européenne (PENE) sont comptabilisés au niveau national, et non au niveau régional ni aux échelles infra-régionales et locales. Cela permet aux territoires où sont localisés ces projets d’aménagement de ne pas être pénalisés en portant seuls l’effort de sobriété foncière.

Face à ce niveau d’ambition, la proposition de loi TRACE, sous prétexte de plus de souplesse pour les élus locaux, affaiblirait considérablement le dispositif qui nous permettrait d’atteindre ces objectifs.

Du ZAN à la TRACE : quels sont les enjeux réels pour les territoires ?

La proposition de loi sénatoriale introduit plusieurs mesures inquiétantes au regard des enjeux environnementaux :

1. Report de l’objectif intermédiaire de 2031 à 2034

Un des premiers changements apportés par cette nouvelle proposition de loi concerne le décalage de la date intermédiaire de la première échéance, de 2031 à 2034. Dans la version du texte qui a été votée par le sénat en première lecture, l’objectif de réduction de moitié imposé à toutes les collectivités a été abandonné, remplacé par l’obligation de « fixer la trajectoire et la courbe de la pente, […] sous réserve que celles-ci soient réalistes et crédibles »

L’objectif de zéro artificialisation nette en 2050 ne change pas, mais le fait de passer d’une règle planifiée, applicable à toutes les collectivités, à une trajectoire régionalisée risque d’entraîner une perte d’ambition, avec de possibles reports de l’échéance au gré des volontés politiques.

2. Redéfinition de l’artificialisation

Avec la TRACE, l’artificialisation n’est plus considérée comme une « altération durable des fonctions écologiques du sol », mais comme la « consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers ». Cette redéfinition ignore la dimension qualitative de la préservation des sols et de leurs fonctionnalités.

Le ZAN prévoyait de décompter jusqu’en 2031 les consommations d’ENAF, et après 2031 de considérer toute « altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol » en artificialisation. La nouvelle proposition de loi définit « la désartificialisation […] comme la transformation effective d’espaces urbanisés ou construits en ENAF », ce qui donne aux élus locaux plus de souplesse, par exemple pour soustraire les bâtiments agricoles ou les « dents creuses » en milieu urbain. Et le texte précise d’ailleurs que « la création d’espaces urbanisés en enveloppe urbaine et en bordure d’enveloppe (à condition que l’espace soit entouré d’espace bâti) n’est pas considéré comme une consommation d’ENAF ».

Alors que le ZAN introduisait la fonctionnalité écologique des sols comme la mesure inhérente de l’artificialisation à partir de 2031, et prenait en considération l’ensemble des bénéfices d’un sol naturel en milieu urbain, la loi TRACE est un véritable retour en arrière sur ce point. En milieu urbain, des sols fonctionnels ont une importance particulière et présentent de nombreux bénéfices pour l’environnement (nature en ville, paysage, etc.) et la santé des populations (îlots de fraîcheur, lutte contre le ruissellement, etc.), appuyant l’adaptation des territoires au changement climatique dans une logique de solutions fondées sur la nature.

Le fait de retirer tous les espaces non bâtis, appelés « dents creuses », des enveloppes serait un recul qui n’est pas des moindres en termes d’enjeux pour les territoires :

  • En France métropolitaine, près de 18 millions de personnes sont exposées au risque de débordement de cours d’eau (source : Géorisques) et près de 1,2 millions de bâtiments de plain-pied seraient exposés au risque de ruissellement (source : Cepri.net). Dans un même temps, selon le Cerema, la désimperméabilisation a des conséquences majeures dans la réduction du risque d’inondation en limitant notamment le ruissellement.
  • Laisser artificialiser les espaces non-bâtis en enveloppe urbaine a aussi des conséquences négatives sur la biodiversité. Ces espaces peuvent servir de refuge pour la nature, ou servir de relais dans les réseaux écologiques, rendant les villes moins hermétiques aux déplacements et migrations. Ainsi, l’ensemble des espaces de verdure, même ponctuels, en milieux urbains vont améliorer les logiques de cohérences indispensables pour la biodiversité (Trame verte et bleue).
  • Enfin, le cadre de vie et le bien-être pourront être impacté par une concentration de bâtis trop importante. Les espaces non bâtis, même s’ils ne présentent pas toujours une naturalité optimale, pourraient représenter des supports solides pour lutter contre les îlots de chaleur urbain. L’accès à un espace vert pourrait devenir un impératif en matière d’urbanisme, afin d’assurer un cadre de vie agréable pour les générations futures.

Si le ZAN permettait de sanctuariser ces espaces, ce retour en arrière sur la définition de l’artificialisation pourrait remettre en cause les possibles. En effet, s’il ne sera plus possible de construire hors des enveloppes urbaines, on aura en conséquence une plus forte concentration du bâti, mais à quel prix ?

3. Une redéfinition qui impactera aussi la renaturation 

Celle-ci ne consisterait plus à recréer des écosystèmes fonctionnels, mais simplement à transformer des espaces urbains en ENAF. En effet, l’objectif ZAN porte l’ambition de recréer la fonctionnalité des sols, dans une réelle logique de compensation. Selon le dispositif en vigueur, pour chaque m² de sol dont la fonctionnalité a été détruite par artificialisation, il est impératif de recréer une surface égale fonctionnelle. C’est-à-dire qu’une simple désimperméabilisation ne suffit pas, et qu’il faut restaurer la fonctionnalité des sols.

Une définition particulièrement intéressante, qui est remise en question par une formule trop générique de « recréation d’espace NAF ». Or, certains espaces NAF, par exemple certains espaces agricoles, ne sont pas vraiment vertueux au regard du vivant et des sols (utilisation de la chimie, mécanisation déstructurant les sols, etc.). Ainsi, l’objectif particulièrement ambitieux du ZAN, répondant à une logique de restauration de la nature, pourrait se voir complètement abandonné si cette définition de la désartificialisation devenait la définition légale.

4. Multiplication du nombre de projets non comptabilisés dans l’enveloppe ZAN

La proposition de loi facilite également les procédures de déclaration d’utilité publique et multiplie les dérogations à plusieurs niveaux : pour les projets d’envergure nationale et européenne (PENE) et pour les projets d’intérêt régional.

Les premiers sont totalement exclus du décompte des surfaces artificialisées jusqu’en 2036, et ne seront pas comptabilisés dans les objectifs de réduction de l’artificialisation des sols. Cela inclut certains projets industriels ou d’infrastructures de transports, les logements sociaux dans les villes en tension par rapport au quota SRU, les infrastructures de production d’énergie renouvelable ou liées à la production d’hydrogène vert, ou encore les installations d’eau et d’assainissement.

Les projets industriels stratégiques, qualifiés de projets d’intérêt national majeur (PINM), bénéficient d’une présomption de « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM), facilitant l’obtention de dérogations environnementales, notamment pour la destruction d’espèces protégées. L’État, et non les collectivités locales, est responsable de délivrer les autorisations d’urbanisme pour ces projets, afin de garantir une gestion centralisée et rapide des procédures.

Au niveau régional, le Sénat a ajouté la construction d’établissements scolaires du second degré et de l’enseignement technique, les aires d’accueil de gens du voyage ou les plateformes de recyclage de déchets au nombre des exemptions. Les projets réalisés au sein des ZAC décidés avant le 22 août 2021 seront imputés à la période 2011-2021.

La loi TRACE renforce également le rôle des collectivités en instituant les « conférences régionales de sobriété foncière ». Celles-ci auront un pouvoir renforcé pour examiner ces projets et définir elles-mêmes leur trajectoires de sobriété foncière. Elles pourront également s’écarter des objectifs régionaux au cas par cas. Ces assouplissements, salués par certains élus locaux qui considèrent le ZAN comme un frein au développement économique, risquent de conduire à un retour aux pratiques des années 1970, où l’étalement urbain et la bétonisation dominaient l’aménagement du territoire.

Ces mesures, sous couvert de faciliter le développement territorial en ajustant les contraintes liées au ZAN, cherchent à donner satisfaction aux élus locaux opposés au ZAN pour des motifs politiques, et renvoient au mythe tenace des « maires bâtisseurs ». Ce faisant, elles risquent de compromettre la dynamique de réduction effective de l’artificialisation qui s’était engagée à la suite de la loi Climat et Résilience. Nous risquons donc d’assister à un véritable retour en arrière, tant sur les ambitions que sur les moyens déployés pour y parvenir.

Une opportunité manquée

En 2022 et 2023, la France a connu deux années sans eau, suivies de deux années avec des inondations à répétition, et les conséquences désastreuses que l’on connaît. Abroger l’objectif intermédiaire est une prise de risque majeure, dans un contexte où l’urgence est justement d’agir et de protéger la fonctionnalité des sols, appui fort à la résilience du socle environnemental du territoire.

Plutôt que d’abroger l’objectif à 2031, il aurait fallu concentrer les efforts sur l’accompagnement technique et financier des collectivités pour atteindre cet objectif. Des expériences réussies en matière de sobriété foncière existent déjà, comme en Bretagne, en Nouvelle-Aquitaine ou en Bourgogne-Franche-Comté, où des schémas d’aménagement (SRADDET) innovants ont été mis en place.

Plus globalement, le ZAN est déjà entré dans sa phase de mise en application. Plusieurs régions se sont mises sur les rails, nombre de nos clients qui élaborent des SCoT sont aussi engagés dans le travail de construire une trajectoire (40% des SCoT en cours de révision), aussi bien au niveau technique que politique, et les PLU/i suivent aussi la démarche en enclenchant une révision (28% des PLU/i engagés). L’argument des « maires bâtisseurs » est dépassé. L’attractivité des territoires passe désormais par la rénovation urbaine, la réhabilitation des friches et la densification et surtout par « bâtir un bon cadre de vie », et non par la consommation de terres agricoles et naturelles.

En détricotant le ZAN, la proposition de loi TRACE met en péril :

  • Les efforts de protection des sols menés depuis 2021
  • La capacité de la France à respecter ses engagements climatiques,
  • L’innovation en matière d’aménagement durable.

Les élus locaux eux-mêmes, dans une tribune récente, ont alerté sur ce danger : « Il ne doit pas y avoir de retour en arrière. Les évolutions de la loi ne doivent pas abandonner l’objectif de préservation des sols, mais au contraire pérenniser les acquis et corriger les défauts techniques du ZAN ». Celui-ci représente une opportunité pour un développement des territoires intelligent et respectueux de l’environnement, et l’objectif de lutte contre l’artificialisation des sols est une nécessité absolue, aussi bien pour le climat, la nature, que pour le cadre de vie des habitantes et des habitants.

Au lieu de répondre aux enjeux environnementaux pressants, la TRACE repousserait à plus tard l’effort collectif nécessaire et risquerait de vider de sa substance le dispositif ambitieux qui vise à préserver nos sols. Ce choix politique qui, sous couvert de concertation locale, pénalise les collectivités ayant déjà engagé leur transition vers une sobriété foncière volontariste, risque de sacrifier une ressource capitale pour les générations futures.